L’homme
ouvrit les yeux. L’esprit et le regard embrumé, il regarda autour de lui,
lentement, se demandant ce qu’il faisait là. L’endroit était sombre, uniforme,
immobile. Il était assis dans une barque, vieille et vermoulue. L’eau sur
laquelle elle flottait était noire, immobile, inquiétante. Pas d’odeur, pas de
sons.
L’incompréhension
fit place à la stupeur lorsqu’un homme sans âge apparut à la proue face à lui.
Comme ça, en un clignement d’œil. Habillé de noir, le teint pâle et les yeux
sombres. D’une voie profonde et mélancolique, il le salua :
-
Bonjour.
-
Merde. Ça y est, c’est ça ? Je suis de l’autre côté ?
-
Oui. Et non.
Un
silence suivit cette déclaration. Puis l’homme reprit :
- Je
suis où alors, et vous êtes qui ?
-
Savoir qui je suis a peu d’importance, et le « où » ne dépend que de toi.
-
Vous êtes le passeur, ou bien Saint pierre, ou dieu soi-même ?
- On
m’a donné beaucoup de noms. Mais comme je le disais, cela a peu d’importance.
L’important est le « où ».
L’homme
et le passeur restèrent face à face sans un mot un long moment. Puis, n’y
tenant plus :
- Ça
vous plait comme boulot ?
Le
passeur répondit par un sourire énigmatique.
-
Non parce que sinon on peut s’y mettre !
- A
faire quoi ?
-
Ben à passer de l’autre côté bordel !
-
Ah.
Le
silence reprit, le passeur semblant faire preuve d’une patience à toute
épreuve, ce qui n’était pas le cas de l’homme.
- Je
peux tenir la barre si vous y tenez. Donnez-moi une direction et hop, roulez
jeunesse !
- Tu
proposes de me remplacer ?
- Et
faire flipper les gens dans un endroit lugubre pour l’éternité ? Non merci. Et
puis je suis pas sûr que ça vaille le coup votre poste. J’aimais bien profiter
de mon temps avant ça…
L’homme
réalisa soudain.
-
Putain, vu l’ambiance, je suis au purgatoire. Même le cul posé sur ce maudit
rafiot, ça peut pas être le paradis. Vraiment, je préfèrerais que vous nous
emmeniez ailleurs.
- Ça
ne dépend que de toi.
- On
y revient, mais franchement, je suis pas chaud pour vous remplacer hein,
naviguer pour l’éternité sur cette mare ne me tente pas du tout.
- Ce
n’est pas ce que je propose. Je pose peut – être la mauvaise question. « Où »
souhaites-tu être ?
-
J’aimerais être sur l’océan plutôt qu’ici.
-
Alors qu’attends-tu ?
- Que
vous m’y emmeniez ! Mais c’est pas vrai, vous êtes con ou quoi ? C’est bien
votre boulot non ?
- On
m’a attribué bien des fonctions, mais là aussi cela n’a pas d’importance. Ce
qui est important, c’est que chacun est son propre passeur.
-
Comment ça, je ne comprends pas…
-
Cet endroit n’existe que pour toi, c’est toi qui le crée. J’ai simplement la
possibilité de venir t’y rendre visite. C’est à toi de décider « où » tu veux
être.
Méditant
cette réponse, l’homme réfléchit un long moment. Fermant les yeux, il se
remémora ses instants de joie simple et de plaisir pur à naviguer sur l’Océan,
au milieu des vagues, sous un soleil bas sur l’horizon, l’odeur des embruns et
le vent sur son visage. Ce sont ces derniers qui lui firent ouvrir les yeux. Il
resta muet de stupeur. Toujours assis dans sa vielle barque vermoulue face au passeur,
l’endroit était maintenant tel que dans ses souvenirs. Admirant de tout son
être et ressentant cette nouvelle ambiance, un sentiment de tristesse s’empara
de lui.
Sentant
son trouble, le passeur, de sa voix profonde et mélancolique demanda :
-
Qu’y a-t-il mon ami ?
- Je
suis mort bordel à cul ! C’est ça qu’il y a ! Je suis mort et j’ai laissé trop
de choses derrière moi !
-
Justement, c’est ça qui est important, répondit le passeur, tu as laissé
tellement de choses derrière toi.
Après
un silence qui sembla durer une éternité, et pendant lequel l’homme, le front
baissé et les sourcils froncés, réfléchissait à cette réponse, le passeur
reprit :
- Ce
que tu as fait à l’instant, en transformant ce monde, tu l’as fait auparavant.
Tu ne dois rien regretter. Chaque personne que tu as connue a été transformé
par ta présence, chaque lieu que tu as fréquenté a été différent après ton
passage, pour toi et pour ceux qui les ont fréquentés et qui les fréquenterons
par la suite. Tout ce que tu as transmis de toi a modifié à jamais le monde et
les personnes que tu as quitté. Et c’est cela qui est important. Tu as laissé
un peu de ce que tu es à tous ceux qui t’aiment et que tu as aimé.
Un
tiraillement surprit l’homme, quelque chose, vers le nombril, sembla le tirer
en arrière. Le regard un peu paniqué, il demanda :
-
Qu’est-ce qu’il se passe ?
-
Ils te rappellent à eux.
-
Qui ça ?
-
Ceux qui t’ont connu. Ceux qui t’aiment. Laisse toi aller.
L’instant
d’après ils s’approchaient d’une rive, et au travers d’une brume légère purent
observer les vivants, pleurants et riants. Des scènes de vie, de tristesse et
de joie, de tendresse et de colère s’emmêlaient sans logique, du temps présent
ou passé.
Le
passeur reprit :
-
C’est comme cela que tu vivras désormais. Au travers de ceux qui sont restés
là-bas. A chaque fois qu’ils penseront à toi, dans chaque larme ou chaque éclat
de rire. Tous ceux qui t’ont connu, qui t’ont aimé, te portent à jamais dans
leur vie et continueront de partager avec toi ces instants peu importe « où »
tu es.
L’homme
se détendit alors, et se laissa pénétrer par un sentiment de plénitude, de
plaisir de la chose accomplie. Il demanda :
- Et
maintenant ?
-
Maintenant il faut les laisser. Comme je te l’ait dit, ils te rappelleront à
eux, et à chaque fois tu pourras te rapprocher ainsi du monde des vivants. En
attendant tu peux faire ce que tu veux, tu as tout ton temps…
-
Mais je vais rester coincé dans cet endroit longtemps ?
-
Tant que tu le voudras. Tu peux attendre ici que d’autres te rejoignent, ou
t’approcher des autres rives, puisque c’est sous cette forme que tu as créé ton
passage, ou bien rester là et faire mon boulot. Tu as le choix.
L’homme
rit alors franchement.
-
C’est qu’il ne lâche pas facilement le morceau le monsieur hein ?
Et
après un court instant de silence, ajouta :
- Je
vais y réfléchir et rester là quelques temps, j’ai comme l’impression que la
pêche doit être bonne par ici.
Avec
un sourire en coin, le passeur disparut comme il était venu.
Seul
dans sa barque, l’homme restait immobile.
-
Bon, pêcher, c’est bien beau, mais pas dans ce rafiot, ça non.
Et alors que la brise se levait,
l’homme sortit sa canne à pêche de la coque désormais neuve du magnifique canot
à misaine, laissant la brise gonfler à sa guise la voile rouge, et s’installât
sur le grand banc, face au soleil, toujours bas sur l’horizon. Un sourire aux
lèvres, il se laissât porter, alors que le nom de son bateau apparaissait en
lettres de lumières sur la proue. Il était prêt, prêt à naviguer sur
l’immensité pour l’éternité à attendre ceux qui le rejoindraient tôt ou tard.
-
Mais bon, qu’ils prennent leur temps, merde ! J’ai envie d’en profiter un peu…
Pour Bruno, bon vent tonton…
4 commentaires:
c'est beau !c'est toi qui offre les kleenex ?
Très beau! Très émouvant!
merci...
Mon fils écrivain
Enregistrer un commentaire